
Leipzig, Hospitalstrasse 12, bei Schlag 1er décembre 76
Cher ami,Je viens de me reporter en pensée dans cette chambre de travail de la Rue de la Treille où nous avons passé bien des après-midis ensemble, soit à repasser du Süss ou du Tavan soit à manipuler une pile électrique qui ne marchait pas soit à regarder passer les gens dans la rue et les fonctionnaires-députés dans les bureaux de l'hôtel de Ville; et je me suis dit que cette fois je t'écrirais pour de bon. Je t'écris donc, assis à ma fenêtre qui est loin d'offrir un spectacle aussi varié que la tienne. Si j'avais encore à faire des compositions pour Braillard, « ce que je vois de ma croisée » serait bien le sujet le plus infertile que je pourrais choisir. Un chantier et une demi-douzaine de cheminées de fabrique, voilà les grands traits du tableau. Entre deux se trouve l'Hospitalstrasse. Malheureusement c'est le chemin du cimetière et je n'y vois passer que de lugubres corbillards. Heureusement j'ai à deux pas Favre, Lucien, Raoul et Edm[ond] Gautier et un peu plus loin Le Fort & Chenevière.Leipzig a une ou deux curiosités, mais on s'en lasse très-vite. Par exemple: tu te promènes paisiblement dans la rue: tout-à-coup tu aperçois en louchant sur l'extrémité de ton nez un petit morceau de charbon. Tu veux l'enlever, il s'éclaffe sous ton doigt, et désormais tous tes efforts sont inutiles: tu as le nez noir. D'où vient ce morceau de charbon? Des usines dont la ville est pleine et qui vomissent la fumée par cent ouvertures... aussi nous ne fumons pas, cela serait trop, décidément.Quand tu te promènes sur un trottoir tu remarques de distance en distance une grille qui est un soupirail de cave. Ces soupiraux servent à 2 choses: a. quand il y a de la neige, dès qu'on y met le pied, on glisse, on culbute, on se casse la jambe. b. Des effluves nauséabonds s'en échappent. Jusqu'à présent nous n'avons pas trouvé la source de ces parfums sans nom. On a émis l'hypothèse que le Gd Conseil de Genève tenait ses réunions dans les caves de Leipzig. C'est invraisemblable, mais pourtant cela expliquerait bien.L'eau n'est pas potable; et il est plus propre de ne pas se baigner. Une lourde bière nous germanise lentement, mais sûrement...! Pour ce qui est de la cuisine, les beefsteaks seuls sont fumables (expression leipsickoise). Heureusement qu'il existe à l'Universitätsstrasse un homme, un homme dont le nom impose le respect, et qui a reçu de nous à juste titre le surnom de « bienfaiteur du genre humain », Gustave Markendorf, puisqu'il faut l'appeler par son nom, a un magasin rempli de biscuits Huntley, de chocolat Suchard, de potted game, de cornet Beef, de pâte d'anchois, de conserves de pêche... enfin de tout ce que le grand art de la conserve peut apporter de précieux dans un pays déshérité comme Leipzig. Honneur à Markendorf. - Mais il me semble que je te peins Leipzig sous des couleurs plutôt sombres. Je ne veux pourtant pas en médire. Somme toute on y est pas mal, et pour ce qui est de l'université aucun de nous ne voudrait pour l'or du monde retâter de celle de Genève.La dernière fois que j'ai été au théâtre on donnait Aïda, et le dieu Phtha jouait un grand rôle. Cela m'a rappelé l'aimable Mussard. Tu me diras les nouvelles conquêtes qu'il a faites cet automne et tu lui feras mes amitiés ainsi qu'à Aubert et à Gautier à qui je répondrai demain ou après-demain. Ton affectionné Ferdd de Saussure
Cher ami,Je viens de me reporter en pensée dans cette chambre de travail de la Rue de la Treille où nous avons passé bien des après-midis ensemble, soit à repasser du Süss ou du Tavan soit à manipuler une pile électrique qui ne marchait pas soit à regarder passer les gens dans la rue et les fonctionnaires-députés dans les bureaux de l'hôtel de Ville; et je me suis dit que cette fois je t'écrirais pour de bon. Je t'écris donc, assis à ma fenêtre qui est loin d'offrir un spectacle aussi varié que la tienne. Si j'avais encore à faire des compositions pour Braillard, « ce que je vois de ma croisée » serait bien le sujet le plus infertile que je pourrais choisir. Un chantier et une demi-douzaine de cheminées de fabrique, voilà les grands traits du tableau. Entre deux se trouve l'Hospitalstrasse. Malheureusement c'est le chemin du cimetière et je n'y vois passer que de lugubres corbillards. Heureusement j'ai à deux pas Favre, Lucien, Raoul et Edm[ond] Gautier et un peu plus loin Le Fort & Chenevière.Leipzig a une ou deux curiosités, mais on s'en lasse très-vite. Par exemple: tu te promènes paisiblement dans la rue: tout-à-coup tu aperçois en louchant sur l'extrémité de ton nez un petit morceau de charbon. Tu veux l'enlever, il s'éclaffe sous ton doigt, et désormais tous tes efforts sont inutiles: tu as le nez noir. D'où vient ce morceau de charbon? Des usines dont la ville est pleine et qui vomissent la fumée par cent ouvertures... aussi nous ne fumons pas, cela serait trop, décidément.Quand tu te promènes sur un trottoir tu remarques de distance en distance une grille qui est un soupirail de cave. Ces soupiraux servent à 2 choses: a. quand il y a de la neige, dès qu'on y met le pied, on glisse, on culbute, on se casse la jambe. b. Des effluves nauséabonds s'en échappent. Jusqu'à présent nous n'avons pas trouvé la source de ces parfums sans nom. On a émis l'hypothèse que le Gd Conseil de Genève tenait ses réunions dans les caves de Leipzig. C'est invraisemblable, mais pourtant cela expliquerait bien.L'eau n'est pas potable; et il est plus propre de ne pas se baigner. Une lourde bière nous germanise lentement, mais sûrement...! Pour ce qui est de la cuisine, les beefsteaks seuls sont fumables (expression leipsickoise). Heureusement qu'il existe à l'Universitätsstrasse un homme, un homme dont le nom impose le respect, et qui a reçu de nous à juste titre le surnom de « bienfaiteur du genre humain », Gustave Markendorf, puisqu'il faut l'appeler par son nom, a un magasin rempli de biscuits Huntley, de chocolat Suchard, de potted game, de cornet Beef, de pâte d'anchois, de conserves de pêche... enfin de tout ce que le grand art de la conserve peut apporter de précieux dans un pays déshérité comme Leipzig. Honneur à Markendorf. - Mais il me semble que je te peins Leipzig sous des couleurs plutôt sombres. Je ne veux pourtant pas en médire. Somme toute on y est pas mal, et pour ce qui est de l'université aucun de nous ne voudrait pour l'or du monde retâter de celle de Genève.La dernière fois que j'ai été au théâtre on donnait Aïda, et le dieu Phtha jouait un grand rôle. Cela m'a rappelé l'aimable Mussard. Tu me diras les nouvelles conquêtes qu'il a faites cet automne et tu lui feras mes amitiés ainsi qu'à Aubert et à Gautier à qui je répondrai demain ou après-demain. Ton affectionné Ferdd de Saussure
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